6 of

You are browsing the full text of the article: Des Bijoux

 

 

Click here to go back to the list of articles for Issue: Volume: 18 of Art et Décoration

 

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 177
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
DES BIJOUX

A PROPOS DE M. RENÉ LALIQUE

IL y en a eu, des bijoux et
des bijoux, depuis que
le monde humain existe!
Aussi loin que l'on peut
remonter, dans la nuit de la préhistoire, on trouve des colliers,
des bracelets et des bagues. Dès que
l'homme eut assuré à peu près la défense de
sa vie, de la vie de sa femelle et de ses
petits, il voulut orner sa demeure et sa
personne. Peut-être même, pendant qu'il
était au combat contre une bête féroce, ou
contre un voisin aussi féroce que la bête, la
femme, restée à la caverne qui était leur logis, s'ingéniait-elle à composer un collier
avec des dents d'animal et des coquillages.
Dans ces colliers, dans les bracelets, les
bagues de cette époque perdue aux profondeurs impénétrables du temps, on voit les
signes de l'esclavage féminin. Les belles
dames des temps civilisés ont continué en
souriant à porter ces preuves de l'ancienne
condition inférieure, mais en prenant quelques revanches.


Quoi qu'il en soit, l'art décoratif ou ornemental est né dans les cavernes, dans les
huttes où nos ancêtres cherchaient un abri
contre les périls de tous les instants. C'est
là qu'ils rassemblaient les dents, les coquillages,les fragments d'ivoire, d'os,
de cristal, d'albâtre, de quartz, d'ambre, de jais, tout ce qu'ils
trouvaient ça et là, tout ce qui
brillait, tout ce qui semblait joli
à leur admiration enfantine, et qui
était en effet joli, et qui est resté joli pour
les hommes et les femmes d'aujourd'hui,
pour notre monde si vieux qui est resté si
jeune! Avec tous ces débris de toutes sortes, nos ancêtres «faisaient, non seulement
des colliers, des bracelets, des bagues, mais
des pendeloques, des coiffures, des ceinturons, des plastrons.


C'était le commencement. Il y a eu une suite.


On a fait des dictionnaires et des gros
livres avec tous les objets de parure accumulés par les siècles. M. L. Falize, dans
une conférence sur les bijoux, faite à la
bibliothèque Forney, en 1886, énumérait
ingénieusement les parties du corps humain
revêtues de bijoux, et M. Victor Champier résumait ainsi cette énumération dans la préface du livre d'Eugène Fontenay (1) : « La tête a la couronne, le bandeau, le diadème,
le toenia, le casque, les épingles à cheveux.
le stylet ou la flèche, l'aigrette, les affiquets,


(1) Les Bijoux anciens et modernes. Paris, 1887.


Bijou de corsage (cristal gravé et or émaillé).

Epingle de
Chapeau.

Corne gravée
et
or émaillé.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 178
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

les fleurs, la ferronnière, le frontier, les plaques
ou fers des Hollandaises, le cache-malice
d'Auvergne, le peigne, la résille, les fourches
des Japonaises, les épingles et les chaînes de
bonnet, pour ne nommer que les ornements de
femmes. Mais les hommes ont aussi leurs couronnes, insignes de puissance; leurs casques
d'or et d'argent, insignes militaires; la tiare et
la mitre, insignes religieux, et jusqu'à l'enseigne, ce si gracieux bijou des XVe et XVIe siècles.
Pour les oreilles, il y a les boutons, les boucles,
les pendants, destinés à accompagner l'air du
visage. Au cou : le collier, la chaîne, le carcan,
le hausse-col, la médaille, le
reliquaire,
la croix, le
pent-à-col,
les perles,
les amulettes, et la
bulle , ce
joli bijou
perdu. Au col encore, ou sur la poitrine,
non plus
sur la peau
nue, mais
bien sur le
vêtement:
la broche,
l'épingle,
le fermillet, la fibule, les plaques de corsages, les
fermoirs et
les mors de chapes, la
patère, le
poitrail,
les plaques
de seins ,
les boutons , les ferrets, le
reliquaire, le médaillon,
la chaîne d'ordre et
toutes les croix et les
ordres. A la taille : la ceinture,
l'agrafe, la boucle, la chaîne, les
patenostres, l’escarcelle, la montre, la châtelaine, les claviers, les
plaques de fermoirs, les netzkés,
le flacon. Aux bras : les anneaux et les armilles, les bracelets, spinthers, péricarpes ou dentrales, les torques gauloises ou romaines, les chaînes et les
manicles. Aux jambes : les anneaux ou
periscelis, et ces jolis ornements qui
sonnent en cadence quand la danseuse
indienne se meut et les agite. Aux
mains : l'anneau, la bague exquise avec
ses légendes, ses fantaisies, ses surprises,
avec la description de ses amoureuses
figurations ou de ses austères attributs,
depuis l'anneau des fiançailles et l'alliance des époux jusqu'à l'anneau d'investiture que les princes recevaient du
pape, depuis l'anneau de saint Pierre
jusqu'à l'anneau du doge, qu'il jetait à
l'Adriatique, depuis la bague à tirer de
l'arc jusqu'à l'anneau gravé qui servait
à sceller toute chose avant l'invention
des clefs et des serrures... On voit de
combien de bijoux peut se parer le corps
de l'homme ou de la femme : il y en a
pour tous les âges, pour toutes les
conditions, pour l'enfant, pour la jeune
fille, pour la mère, il y en a pour
l'homme, bourgeois ou soldat, pour
l'esclave comme pour l'homme libre ;
il y en a pour le sauvage comme pour
les raffinés de la civilisation ; il y en
a pour le roi, pour le prince, pour le capitaine,
pour le page, l'évêque, le prêtre et le clerc; il
y en a pour l'idole, il y en a pour le mort, —
et cette masse énorme de bijoux civils ou religieux, royaux ou guerriers, sacrés ou funéraires,
vase subdivisant selon les temps, selon les âges,
selon les styles, selon les modes, selon la richesse,
selon le caprice, jusqu'à l'infinie variété... »


Si tous les bijoux de toujours et de partout
pouvaient être réunis, ce serait, en effet, une
masse énorme, un amoncellement. Tous les
hommes, toutes les femmes qui ont vécu, tous

Pendant or, émail gravé et topazes.

Epingle
corne
gravée et or.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 178a
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

PEIGNE EN CORNE, TOPAZES ET OR ÉMAILLÉ
par R. LALIQUE.

Supplement à Art et Décoration, Décembre 1905.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 179
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

les hommes, toutes les femmes qui vivent, ont
en leur possession un bijou, précieux ou quelconque. Pour les femmes, il n'est pas besoin
d'y insister, elles possèdent des bijoux en
abondance. Et l'homme le plus ennemi des
bijoux ne porte-t-il pas sur lui une montre,
une bague, une épingle de cravate? Il y a des bijoux plein les vitrines des musées et des collections, des bijoux de l'Egypte, de l'Assyrie,
de la Grèce, de l'Etrurie, de Rome, de Byzance,
de l'époque romane et de l'époque gothique,
de la Renaissance, en Italie, en France, en
Flandre, en Allemagne... Mais combien d'autres ont disparu! Les matières précieuses dont
ils sont faits sont une cause de destruction, ou
plutôt de transformation.


Puis on a continué à faire des bijoux après
la Renaissance, mais on sait qu'il y a eu déperdition, décadence, que la perle et le diamant ont pris plus d'importance que les matières travaillées, façonnées, marquées au goût
particulier d'un artiste. Il y eut une renaissance au XIXe siècle, et même deux renaissances,
puisque l'histoire de notre temps a été coupée par la guerre de 1870-1871. C'est à cette
seconde renaissance qu'a pris part M. René Lalique. Il a remis en honneur, à son tour,
et d'une manière qui est devenue de plus en
plus personnelle, le bijou où toutes les matières peuvent jouer un rôle, depuis les plus
rares, les plus coûteuses, jusqu'aux plus ordinaires.


Au-dessus du prix intrinsèque, il a placé la
valeur artiste. Par l'invention, par l'arrangement, il a revendiqué la marque personnelle.
On en était arrivé, tout naturellement, à faire des bijoux à peu près semblables, et il ne venait même plus à l'idée de personne de se préoccuper
de la signature de ces objets qui sont pourtant
des objets d'art. M. René Lalique, parce qu'il avait en lui un don de création, a fait connaître presque subitement une autre espèce de bijoux.

Ce ne sont pas toujours des bijoux à porter,
ce sont parfois des objets à garder dans un
écrin, ou derrière la glace d'une vitrine. La
raison de cette tendance chez l'artiste, on croit
la trouver dans la destination de ses premiers
travaux. Il a inventé et façonné des bijoux pour
des princesses de théâtre, il a subi l'effet
bizarre et violent, il a cherché et trouvé des
formes et des couleurs visibles, des motifs singuliers pour orner la coiffure d'une Théodora.
Voyez la couronne où des aiglons au crâne
plat, au bec féroce, aux ailes éployées, entourent la petite croix posée sur la calotte ronde
comme sur un dôme, et cette autre couronne
faite d'un nœud mouvant et tortillé de vipères


Bijou de corsage ivoire sculpté et cristal gravé et émaillé.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 180
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

colères, aux gueules ou vertes, aux crochets dressés.


Il devait
rester longtemps à l'artiste , de ce
goût byzantin,
de 'cette recherche dramatique
pour les feux de la
rampe. Mais l’intelligence apte à l'observation qui est en lui le
sauva de cette bijouterie à
grand spectacle. Il découvrit peu à peu un autre art,
parce qu'il regarda mieux la
vie, qu'il sut aimer en dehors
des mises en scène fastueuses, ou
prétendues telles, car, hélas! les
décors et les accessoires de l'art dramatique ne sont pas faits pour être vus
de près, et les impératrices pourraient
bien se promener sur les planches
avec des couronnes en carton, sur lesquelles seraient peintes des pierres
précieuses, que les spectateurs ne s'en
apercevraient pas. Cela vaudrait mieux
ainsi, d'ailleurs, car ce n'est pas précisément la vérité de ces parures qui
fait la vérité de l'art dramatique.


Les bijoux de théâtre, par lesquels
M. René Lalique manifestait tout d'abord son érudition et son imagination,
pouvaient encore rester, non pas tels
quels, mais un peu semblables, en passant de la scène à la salle, de l'impératrice diadémée à la spectatrice des
loges. La femme qui volontairement
s'expose à l'examen détaillé et au grossissement de toutes les lorgnettes braquées sur elle, à la fusillade admirative et envieuse de tant de regards
malveillants, celte femme se donne en spectacle, elle est aussi une comédienne en représentation, et elle doit, forcément, se
laisser aller plus
ou moins
à l'apparat et à l'esbrouffe, puisqu'elle se croit venue
pour cela. Elle
dépasse volontiers le but, se
pare comme une
idole, s'exhibe comme sur un autel. Ce ne sont pas toujours
les louanges qui montent vers elle, ce sont, le
plus souvent, les sifflements de la calomnie, les
murmures de la médisance,
mais de loin elle n'entend qu'une rumeur et la vanité de
la légère cervelle est satisfaite.
D'ailleurs, celles qui consentent à jouer ces personnages de reines à la mode connaissent les inconvénients certains, aussi bien que
les avantages problématiques, de
ces grands premiers rôles, et elles n'hésitent pas à charger leur front,
leurs oreilles, leur col, leurs poignets, leurs doigts, des parures
les plus visibles, des ornements
les plus excentriques, éclairés à
profusion des lueurs des perles et
des feux des diamants.


Toutefois, on ne passe pas tous
les soirs de sa vie au théâtre, ni
dans les soirées à grand fracas.

Il y a des plaisirs plus tranquilles et des fêtes plus discrètes,
et il faut bien alors, puisque les
bijoux sont toujours de mise, les
choisir mieux en rapport avec le
milieu où l'on se tient, les interlocuteurs que l'on convie à des réunions qui ne sont plus des assemblées de gala. Les choses, alors,


Miroir argent ciselé.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 181
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

se voient mieux. L'éclat tapageur n'en imposerait plus, serait en disproportion avec le
reste. La personne parée de bijoux est aperçue dans une plus douce lumière, il faut qu'elle
affirme, par son vêtement et par sa parure, un
goût personnel, une manière d'être de son esprit.
Je sais bien que
ce goût et cette manière
d'être, elle peut
les trouver, et elle les
trouve généralement, dans les magasins où tout est catalogué
et ne se différencie que
par les prix. On ne peut
tout de même exiger que la femme désireuse
de bijoux les façonne elle-même, comme son
ancêtre des cavernes. Si le principe de la
parure est resté le même, si la forme de la
parure n'a pas varié, il est bien difficile de
revenir aux premiers éléments, et d'apparaître, pour un dîner ou une soirée, ornée de coquillages, de cailloux, de fragments d'os
de rennes, etc. Coquillages, cailloux, fragments d'os, peuvent bien prendre place, certes,
dans la composition d'un bijou d'aujourd'hui,
mais il faut quelque autre chose autour, et il
faut aussi que l'ensemble ait une autre signification que de l'art
des cavernes.


La destination du bijou
fixée, il
sied encore
que ce bijou
soit un bijou, qu'il ait sa
forme habituelle, traditionnelle, qu'une bague
soit une bague, c'est-à-dire un anneau encerclant le doigt, qu'un bracelet soit un bracelet, qu'il ait la forme ronde
du poignet, qu'un collier soit un collier, qu'il
ait la forme ronde du col, qu'un diadème
s'adapte au front, à la chevelure, à la forme de
la tête, qu'une montre ait la rondeur du cadran. La décoration ne doit pas changer cette


La Guerre. Dessin pour dessus de boîte.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 182
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

forme initiale, mais s'y adapter. Plus l'adaptation sera rigoureuse, mieux la fin de l'objet sera atteinte. M. René Lalique ne méconnaît
pas ce principe générateur de son art. Il sait
de mieux en mieux qu'il doit
accepter les formes admises,
nées de la nécessité, consacrées
par l'usage, et qu'il n'y a nul
besoin pour lui de courir les
aventures. Il sait définitivement qu'il y a un fond fixe, et
un ornement d'une variété infinie. Cet ornement, il est dans
la nature inépuisable, et il ne
manquera jamais aux yeux qui
sauront le voir. Tous les artistes qui ont appris cela, et qui
ont, avec la réflexion et le
choix, le don de l'exécution
brillante, adroite et rapide, ne
seront jamais pris au dépourvu, et l'on peut attendre d'eux,
non seulement la production
abondante, mais un perpétuel
renouvellement.


Il en a été ainsi avec M. René Lalique. Peu à peu, on l'a vu diminuer le nombre de ses combinaisons marquées au sceau du moment, à la mode de l'art
du jour.


Plus rarement sont apparues les femmes aux bandeaux, aux
yeux clos, aux visages symboliques. Plus rares aussi, les
aspects déchiquetés, hérissés,
grêles. Sans cesse, la force
s'est accrue avec la souplesse,
sans cesse la beauté des substances a été acceptée et mise
en honneur comme supérieure
à toutes les intentions d'un sujet. Mais le sujet n'a pas disparu
pour cela, il s'est différencié
de la recherche bizarre, et
voilà tout.


Cette année, au Salon d'Automne, M. René Lalique expose
des Phalènes et des Libellules
qui sont des bijoux vivants.
Leur frémissement d'ailes, leur
agitation fébrile, j'oserais dire


Lustre en bronze et cristal gravé et émaillé.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 183
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

leur bruissement, sont d'un art tout à fait particulier, extraordinaire, tout différent, pour
prendre un exemple, de l'art immobile de l'Egypte qui représentait ses scarabées et ses sphynx en une forme grave, paisible, sereine,
et comme embaumée. L'artiste moderne, qui
peut se rattacher à la
lointaine tradition des
sculpteurs égyptiens
par le sens de la vérité,
a appris aussi, des maîtres du Japon, le secret d'animer le monde des eaux, de la terre
et de l'air. J'ai vu de
lui, récemment, une
petite boîte en corne
dont le couvercle ajouré encadrait un poisson. C'est une image
de nature tout à fait
étonnante. Il y a vraiment, dans l'être ainsi
figuré, l'étincelle de
la vie. Le poisson furieux se débat dans le
petit espace où il est
circonscrit, comme s'il
était pris dans la nasse
d'un pêcheur. Sa gueule
terrible ouverte, son
gros œil effaré, son
corps musclé, contourné, ses barbes, ses
nageoires, ses écailles
hérissées, il donne vraiment l'idée de la colère impuissante. C'est un monstre asservi par
l'art.


Ce sentiment de
l'animation ne fait pas
perdre à l'artiste la connaissance exacte de la
forme.


Il reste précis avec les mouvements les
plus vifs, il fixe, avec la science des volumes et
des lignes, les expressions passagères des individus du règne animal, insectes, poissons, reptiles, oiseaux. Il donne aussi aux plantes leur
expression, leur vigueur, leur délicatesse, leur mièvrerie. Il a exécuté d'autres boîtes en corne
où les beaux insectes que l'on nomme des cerfs-volants, et qui sont si bien cuirassés et casqués,
se meuvent parmi les fleurs en houppettes du
trèfle. Et voici encore des poissons, ornements
principaux d'une boucle de ceinture fermée par une émeraude. Ces poissons, gravés et modelés dans un cristal imitant les mouvements
calmes et les remous de l'eau, s'aperçoivent
derrière des algues en émail vert, qui ont
l'aspect véridique des plantes mouillées entraînées par le courant. C'est une harmonie blanche
et ver te tout à fait jolie. Voici une autre harmonie, jaune et or, un pendant de col fait de


Détail du lustre ci-contre.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 184
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

topazes entourées d'épis de blés mûrs. Et une autre boucle de ceinture, avec des monstres
marins et des algues, reliés par un groupe
d'hommes, trop compact, qui alourdit le bijou.


Puis, un délicieux collier, fait de petits vases de cristal où sont gravées des figures de
femmes dans le style des nymphes et des
naïades de la Renaissance. De ces petits vases
sortent des feuilles recourbées d'eucalyptus
garnies de brillants. Cette fois, c'est une harmonie toute blanche, et la
grâce de la composition
est parfaite, cherchée dans
l'accord de ces minces
feuilles, recourbées et retombantes comme des anses, et de ces menus corps
allongés, si délicatement
écrits dans la dure et transparente matière, pure et
froide comme l'eau glacée
des solitudes. Les colliers
sont nécessaires aux femmes, et nous venons de
voir M. René Lalique s'ingénier, une fois de plus, à les rendre séduisants
par la ténuité des détails, la gracilité de l'ensemble. Mais combien d'autres colliers il a préparés pour les esclaves de la mode! Il connaît
les arrangements d'or pâle et d'or verdâtre. Il
sait doser la couleur, placer les perles, il a le
goût mesuré, il dispose avec une prudente fantaisie des œillets blancs, des feuilles et des fleurs de chèvre-feuilles, des violettes, de
minuscules chauves-souris gris-bleu, à têtes
d'or, séparées par de petites étoiles. Il sait
donner la sensation d'une fleur qui se fane,
de pétales qui se détachent, qui vont tomber.


Il aime toujours aussi les reptiles, les serpents qu'il s'ingénie à faire siffler dans une
chevelure : il aurait consenti sans doute avec empressement à coiffer la Gorgone. Mais si
l'emploi de la Méduse terrifiante peut encore
être tenu aujourd'hui, il ne faut pas trop l'afficher. M. René Lalique, qui n'est
pas seulement bijoutier, qui est aussi orfèvre, dessinateur et façonneur de
tous objets, emploiera donc
ses reptiles à encadrer un miroir, il les forcera aux
lignes rigides et aux courbes nécessaires. Puis il
quittera ses chères vipères
pour retrouver ses frémissantes libellules, dont il
fera, non seulement la
grâce ailée d'un bijou, mais le puissant ornement d'un lustre.


L'insecte, grossi, devenu un monstre hardi,
tout en gardant sa finesse de taille, son corps
mince, fragmenté, pareil à une tige de bambou,
dressera une énorme tête et étendra de longues ailes craquelées qui deviendront des écrans
contre la lumière trop vive. Pendant ce temps,


Boîtes en corne sculptée.

Boîte en corne sculptée.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 184a
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

BIJOU DE CORSAGE A CHAINE, OR ÉMAILLÉ ET GRAVÉ, ET AMÉTHYSTE.

par R. LALIQUE.


Supplément a Art et Décoration, Décembre 1905.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 185
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

des coléoptères aux formes arrondies, aux allures paisibles, grimpent tranquillement aux
cordes de métal qui attachent le lustre au
plafond, sans se soucier du tournoiement affolé
des demoiselles verdâtres et azurées, agitées
et brûlées par le foyer incandescent de la force
électrique.


Louons M. René Lalique pour avoir mis en
honneur par le bijou tout ce monde animal à
peu près négligé par l'art français. On peut
chercher, on trouvera peu d'exemples de cette
observation naturiste dans la sculpture et l'objet. Il y a des animaux dans l'art gothique, des
oiseaux, des poissons, des crabes, aux portails
des cathédrales. Il y a des animaux sur les
plats de Bernard Palissy. La sculpture a représenté des chevaux, des lions, des chiens. Mais
toutes les exceptions ne font pas une règle.
N'y a-t-il pas eu une surprise, pendant la première partie du XIXe siècle à voir Barye se
manifester surtout comme sculpteur d'animaux? Il reprenait là une grande tradition,
celle des Assyriens, des Egyptiens, mais il se
mettait en désaccord avec la sculpture idéaliste et héroïque de son temps, qui était bien
tombée dans la convention à force de vouloir
raffiner les symboles et les intentions. Et Barye ne se contentait pas des animaux dits
nobles, des grands carnassiers, des «coursiers»
fougueux. Ne condescendait-il pas à modeler
le museau rond et les longues oreilles de Jeannot lapin ?


M. René Lalique n'aurait pas plus de préjugés que le grand artiste qui vient d'être
nommé. M. Pol Neveux nous a dit, au cours
d'un article paru ici même, que son ami
Lalique était du pays de La Fontaine, et
qu'il devait à cette origine champenoise le
goût des bestioles de l'air et des champs? Les
brèves descriptions du fabuliste, enivré de la
poésie des choses, sont en effet des thèmes
tout indiqués pour un artiste qui veut apprendre
par l'observation précise, les allures, les mouvements, les caractères des animaux. Je crois
néanmoins qu'il faut plutôt chercher à un mode leur de formes tel que M. René Lalique une
ascendance plastique, et que ses vrais maîtres
sont les artistes japonais, si proches parents,
d'ailleurs, de notre La Fontaine, qu'une édition des Fables a pu paraître à Tokio, illustrée
par des dessinateurs du Nippon.


Car les Japonais n'ont pas dédaigné l'animal, et je me souviens de la jolie étude écrite
à ce sujet par le regretté Ary Renan dans le
Japon artistique, édité par S. Bing, — encore
un disparu! regretté aussi pour sa science si
réelle des choses de l'Extrême-Orient, pour sa
belle conviction, et pour sa parfaite et amicale
bonne grâce. Ary Renan, donc, démontra, en
son langage délicat, que les Japonais avaient su
tout voir de la nature animée, qu'ils avaient non
seulement capté le vol de l'oiseau, mais aussi
celui de l'insecte ailé, et même le cheminement, à ras de terre, sous un brin d'herbe, de
l'être le plus menu, de celui qui en est le plus
fragment visible de l'immense tout. De fait,


Bijou de corsage, émeraude et cristal gravé et émaillé.

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 186
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

c'est une nouveauté sans pareille dans l'art que la
poésie vivante apportée parles japonais à représenter le monde animal. Avec quelle intelligence
surprenante ils ont
montré les oiseaux
de toutes sortes,
marchant sur le sol,
sautillant de branche
en branche, planant
dans l'air, et les
poissons filant entre
deux eaux, ou remontant l'eau écumante d'une cascade,
et les papillons et
les libellules, et les
guêpes, et les coccinelles, décrivant
leurs cercles lents ou
rapides autour des
fleurs, et tous les
autres animaux qui
figurent aux nomenclatures de
l'histoire naturelle. Avec eux, on
peut illustrer le poète
La Fontaine, et aussi
le savant M. de
Buffon. L'art japonais, à lui tout seul,
lorsqu'il s'agit des
animaux, est une histoire naturelle complète, et les objets de là-bas sont à
la fois des œuvres d'art incomparables et des documents d'une vérité
absolue.


Félicitons M. René Lalique d'avoir
compris un tel enseignement, qui
n'est pas compris de beaucoup, il
faut bien le dire. Les yeux des Occidentaux ne sont pas encore faits à cette vérité
si vive, et l'on entend toujours exprimer cette opinion que les dessins et les sculptures
du Japon sont des œuvres bizarres, un tantinet chimériques, que c'est le monde à l'envers, un
art de potiches et de paravents, etc. Il n'y a pas si longtemps qu'un savant de haute valeur
jugeait ainsi, très candidement, un art qui contient l'une des plus belles leçons de réalité qui
soient. Cette leçon, M. René Lalique a su, lui, en profiter, non en copiste borné, mais en disciple intelligent :
comme les Japonais,
il a demandé ses secrets à la nature. Et
la nature lui a répondu. Elle répond
toujours à ceux qui savent l'interroger,
et qui veulent entendre sa réponse.
Cette réponse est
toujours la même :
« Voyez et comprenez. Tout ce qui vit
est forcément constitué pour vivre.
Toutes les formes, tous les mouvements ont leur logique,
sont en harmonie avec un milieu, commandent un genre d'action. Observez cette logique, obtenez cette harmonie. Les expressions sont en nombre infini, puisque chaque être a la sienne. Tout se ressemble, et tout se
différencie. L'unité
absolue comporte la variété partout et toujours. Ne craignez pas de manquer de sujets, de réflexion et d'observation. Le laboratoire de la vie travaille sans arrêt, et ce n'est
pas une existence d'homme qui peut épuiser le produit de son labeur. Si l'on y réfléchit
bien, l'art n'a jamais fait qu'effleurer la nature.
L'immensité, tumultueuse de mouvement, vibrante de lumière, sans cesse en création de phénomènes et de formes, a été à peine entrevue par les yeux éperdus des artistes, et
ces artistes ont été grands pour avoir seulement fixé un peu de ce qui existait, un peu de ce qu'ils ont ressenti. Imitez-les en cela. » L'artiste dont il est question ici a probablement

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 187
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

entendu et compris ce langage, puisqu'il a
su animer les délicats objets de son art.


En conclusion, il
est certain que M.
René Laiique a fortement rénové, pour
sa part, l'art du bijou. Il a créé une
manière, à ses débuts, par ses objets
aux lignes menues,
aux frêles fleurissements, puis par son
observation de plus
en plus serrée, son
exécution de plus en
plus souple. Il a été imité de tous côtés,
comme il fallait s'y
attendre. A chaque
Salon où il expose,
sa vitrine excite toujours, et fort justement, la curiosité et
l'admiration. Il mérite l'intérêt
qui s'attache à ses productions,
non seulement pour le talent
qu'il apporte a composer, à arranger, pour sa fine et vive façon
de comprendre et de montrer
les choses, mais encore pour sa
faculté de les varier sans cesse.
Alors que d'autres continuaient
à faire du Lalique première
manière, lui, au contraire, cherchait et trouvait autre chose.
Ainsi, il y a quelques années,
au Salon des Artistes Français, une réunion de diadèmes,boucles,
bagues, etc., où dominaient
l'opale, la nacre, les ors atténués, était une délicieuse symphonie en blanc qui aurait inspiré un Théophile Gautier,
maître en équivalences. C'était
tout à fait léger, aérien, argenté, clair de lune, avec tout le
sérieux de formes et de proportions où s'est fixé l'artiste. Et
j'ai dit la beauté des Phalènes
et des Libellules du Salon d'Automne de cette
année. L'originalité de l'artiste ne peut donc
être contestée : il a
créé des bijoux nouveaux, alors que
toutes les formes,
toutes les combinaisons pouvaient paraître épuisées.


C'est là, j'y insiste, la grande erreur. La nature est
inépuisable, et chaque artiste vient y
découvrir, à son
tour, des formes de
la vie insoupçonnées
jusqu'alors. La nature, j'ai dit, avec
d'autres, que c'était
à la fois l'unité et la
variété. C'est aussi
la simplicité et la
complication. Les
choses d'abord, puis
les nuances des
choses, sont innombrables, et innombrables aussi les formes de la sensibilité chez les artistes, qui étudient et emploient tout ce qui se
présente au ravissement de leurs yeux et
à la pénétration de leur esprit. Ce que
M. René Lalique a
discerné parmi toutes
les beautés vivantes
de la flore et de la faune, c'est une
grâce fine qui n'exclut pas la force,
c'est une harmonie tendre, discrète,
effacée, froide, qui n'exclut pas la
richesse. Cette richesse se fait pardonner, car c'est une richesse mesurée qu'il faut presque découvrir.
Elle n'a pas d'éclats tapageurs, d'apparences insolentes. Elle se dissimule à l'abri des choses délicates

Art et Décoration  Volume XVIII    Page: 188
 
Des Bijoux By Gustave Geffroy
Zoom:
100% 200% Full Size
Brightness:
Contrast:
Saturation:
 
Des Bijoux

représentées, elle s'identifie avec ces choses, elle semble leur emprunter leur substance. Je
parle de l'art de M. René Lalique à l'état que je crois définitif, lorsqu'il obéit à cette nature
inépuisable que l'art doit sans cesse rappeler,
et s'efforcer d'égaler. J'ai la conviction que si
l'artiste dont il est question ici soumettait lui-même ses productions au sens critique avisé
qui doit être en lui, il ferait, mieux que je ne
puis le faire, le classement de ses efforts, de
ses erreurs, de ses fantaisies, de ses réussites.


Ces réussites sont certaines, j'y insiste,
lorsque l'objet fait pour ainsi dire oublier la
matière, lorsque l'or et l'émail ne montrent
que la feuille et la fleur, lorsque la perle et le
brillant suggèrent la graine féconde, la fleur
naissante, la goutte de rosée, lorsque le verre
et le cristal évoquent l'eau qui court en ruisseau et se condense en glace. De même, les
pierres précieuses, et les pierres ordinaires,
aussi belles que les pierres rares, sont forcées
de perdre, sous les doigts habiles qui les emploient, leur signification luxueuse et raffinée,
pour signifier seulement qu'elles sont des
fragments admirables de la matière éternelle.


GUSTAVE GEFFROY.

Collier, cristal gravé et diamants.