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Art et Décoration  Volume VI    Page: 218
 
Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique By Roger Marx
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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique.

... La fleur
Par deux arts peut être faite:
Le poète est ciseleur,
Le ciseleur est poète.
Poètes ou ciseleurs,
Par nous l'esprit se révèle...
(VICTOR HUGO).


C'est une opinion aujourd'hui répandue que
la renaissance des arts décoratifs en France est un mouvement d'importation
étrangère. Les meilleurs esprits s'emploient à
propager cette doctrine qui conclut à l'assujettissement de notre génie au joug britannique.
D'après elle la copie de l'Angleterre, «plus qu'un
désir intime et profond de substituer de nouvelles formes aux anciennes», aurait déterminé
l'évolution actuelle; là-bas, les premiers efforts
remontent à 1860, tandis que ceux des autres
nations européennes sont vieux de quinze ans
à peine; au total, nos voisins d'outre-Manche
méritent de passer pour les devanciers et les
maîtres. Voilà des déclarations qui auraient
de quoi alarmer grandement s'il les fallait
tenir pour exactes de tout point; l'erreur s'y
mêle à la vérité, comme il arrive chaque fois
que la généralisation s'oublie à prendre un
caractère trop rigoureusement absolu. Le jour
où il plaira de rapprocher les romantiques
des préraphaélites, force sera de reconnaître
qu'avant William Morris, Victor Hugo et ses
disciples, puis Viollet-le-Duc avaient exigé de
tout et pour tous le bienfait de la beauté.
Leurs revendications, inspirées de la philosophie humanitaire du temps, ne provoquèrent
aucune surprise dans un pays qui avait vu,
des siècles durant, l'art anoblir l'utile de son
prestige; c'est là une tradition que des troubles
économiques ou historiques ont pu interrompre sans pourtant la ruiner et l'anéantir.
Passé le détroit, rien de pareil. Le rapport du
comte de La borde établit comment, lors de
l'Exposition universelle de 1851, l'intérêt bien
entendu induisit les Anglais à pressentir l'action
de l'art sur le développement des industries.
Dans la suite ils ont donné l'exemple d'un grand
peuple «dépourvu de goût», mais parvenant à
s'en créer un artificiellement, à force de volonté. On leur a marchandé d'autant moins
l'éloge que le résultat était plus difficile à
atteindre; mais il ne saurait en aller d'une
qualité acquise comme d'un don naturel; le
goût suggéré n'est plus semblable au goût
instinctif des Grecs, des Japonais ou même
des Français d'autrefois, lequel marquait sa
trace sur chaque objet; il ne s'exerce avec
succès que dans un domaine précis, et nos
voisins ont surtout donné l'exemple de la simplicité, du souci de la destination et des nécessités pratiques. Leçons précieuses , j'en


Devant de corsage.

Art et Décoration  Volume VI    Page: 219
 
Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique By Roger Marx
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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique.

conviens, rappels opportuns à la sobriété et à
la logique, dont plus d'un n'a pas manqué de
faire son profit, mais auxquels il faut se garder
de prêter une vertu trop étendue. La limite de
leur effet n'est-elle pas tracée d'ailleurs par
des différences radicales d'humeur, d'esprit et
d'existence? En France, le confort ne vaut que
paré d'élégance; cela tient aux rapports d'un
commerce plus fréquent, puis à un désir de
plaire devenu une sorte de point d'honneur; il
y a aussi lieu de compter avec la prééminence
attribuée à la femme dans notre société, et
avec sa nature, ici moins positive, plus délicatement futile. «L'Anglaise, dit Taine, ne sait
pas se faire jolie; elle n'a pas le talent d'être
dans son intérieur coquette et piquante, tandis
que la Française, à toute minute et devant
toute personne, se tient au port d'armes et se
sent à la parade.» Sa personnalité rayonne sur son entour
et en règle l'ordonnance; de
tout temps, au XVIIIe siècle, et
maintenant encore sa domination s'est exercée sur les
arts domestiques ; c'est pourquoi le caprice passager
d'une mode dénuée de grâce,
et quelques pastiches secondaires, assez rares en somme,
n'autorisent point à faire
dériver d'outre-Manche l'origine de toutes nos rénovations
décoratives. Lorsque la pensée va aux chefs et aux instigateurs de cette renaissance,
elle ne perçoit aucun lien qui
rattache à l'influence anglaise
la maîtrise d'un Galle ou d'un
Roty, d'un Jules Chéret ou
d'un Bracquemond; ceux-là
sont, voici un quart de siècle
ou plus, à la peine et à l'honneur; depuis, Alexandre Charpentier et Pierre Roche,
Dampt et Prouvé, Desbois et
Carabin, Aubert et Nocq,
tous les embellisseurs de la
vie et du foyer, ont pareillement échappé à la contagion
des styles étrangers ; et parmi
nous seuls pouvait se produire
un œuvre tout entier composé à la gloire de la
femme et pour l'exaltation de sa beauté,
l'œuvre radieux de René Lalique.

Soudainement les Salons l'ont désigné à la
foule. En 1894, les dépisteurs de signatures
nouvelles avaient retenu, pour leurs allures
peu banales, un vase de fer, puis une reliure
de la Walkyrie, malaisément appréciable à
cause de l'oxydation immédiate des dorures
qui rehaussaient l'ivoire; mais la véritable
révélation n'éclate que l'année suivante. Il
nous souvient de la surprise ravie où jeta cette
sélection initiale de dix-sept joyaux, d'aspect
et d'usage divers, pareillement exquis par le
décor, le travail; un seul eût suffi à conquérir
le suffrage de l'élite. L'éclat du succès ne laissa
pas, comme bien on pense, d'intriguer la
curiosité. Quel était ce nouveau venu à l'imagination prodigue, à la science protéiforme?
Non pas un débutant, à coup sûr, mais un
maître dont le talent avait mûri lentement.

dans le secret. De fait, la carrière de M. René
Lalique ne tardait pas à être divulguée :on
apprenait qu'ancien élève de l'École des Arts


Peigne.

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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

Décoratifs et lauréat dans
plusieurs concours de
composition en Angleterre, il s'était occupé
de dessins pour la joaillerie, avant d'ouvrir un
atelier en 1885; vers ce
temps déjà, — le fait a
été rappelé — «ses qualités étaient tenues en
haute estime chez certains entrepreneurs, lesquels tirant partie de
ses ouvrages se gardaient
de le faire connaître.»
En veut-on quelque
exemple? Des parures
de Lalique purent triompher à l'Exposition de
1889, sans qu'aucun
lustre rejaillisse sur leur
auteur dont les catalogues taisaient jalousement le concours.
Aussi bien semble-t-il
que l'artiste ait attendu,
pour se dévoiler, le jour
où il parviendrait à la
pleine possession de lui-même. Si grand qu'ait
été le soin de vouer à
l'anonymat ses premiers
travaux, nous pouvons
quand même en évoquer
l'idée d'après les gouaches qui subsistent, car
nulle n'a été distraite,
môme à la période obscure; leur suite, répartie
dans des cartons sans
nombre et entremêlée
d'études, de projets préliminaires, constitue le
Livre de vérité de l'artiste. Je ne sais pas de
témoignage plus probant
ni qui mérite davantage l'intérêt et l'étude.
Cette confession graphique du labeur quotidien
renseigne au mieux sur
l'évolution de la personnalité, sur son développement et ses acquisitions successives. On y
suit les inquiétudes du
sertisseur de pierres, d'abord hanté par les thèmes des vieux styles,
puis ardent à les rajeunir par la trouvaille d'un
détail, d'une variation
imprévue. Que d'ingéniosité dépensée à tourmenter une rocaille, à
nouer et à dénouer, selon un mode inédit, le
ruban Louis XVI! Pourtant à mesure que les
mois passent, l'ambition
ne propose plus de tâches aussi faciles ; il
s'agit désormais de rompre avec les décors désuets, de s'évader du district étroit de la joaillerie pure; ainsi, par un
suprême effort, René
Lalique se libère des entraves, et d'affranchissement en affranchissement, il s'élève au rang
d'émancipateur et de
maître de la moderne bijouterie française.
Pour mesurer la portée de la révolution accomplie, il convient de
rappeler sur quelles entrefaites M. Lalique s'imposa de recréer un art qui
ne répondait plus aux exigences de nos aspirations. Pendant le second
empire, la société française et étrangère s'était
prise de folle passion
pour les brillants; la découverte fréquente de
mines et l'abondance des
gisements avaient stimulé la vanité de paraître et d'éblouir, sous le
feu des pierreries, aux
bals de la cour. Peu
importait la présentation
du diamant, pourvu que
son eau fût limpide et le


Pendant et chaîne.

Art et Décoration  Volume VI    Page: 221
 
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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

poids des carats respectable ! La richesse de la
matière n'avait d'égale que l'indigence de la
main-d'Å“uvre... Alors survint Massin dont le
rôle essentiel ne saurait être omis, sous peine de
manquer à la vérité de l'histoire; il ouvrit à la
joaillerie des voies heureuses, si fécondes qu'en
1889 on les suivait encore. Dans un rapport
auquel les historiens devront toujours se référer, Massin a pu écrire que ses propres formules étaient demeurées «le credo des praticiens» ; vulgarisées à la suite de l'Exposition de
1867, elles apprirent à façonner en pierreries une fleur,un ruban, une aigrette légère. Qu'a-t-on imaginé depuis dans le même ordre d'idée et
de travail? Le jury international de 1878 s'est
bien empressé de proclamer «qu'à aucune époque l'art de monter les diamants n'avait atteint
une aussi grande perfection que de nos jours
en France»; mais il ne paraît guère que des
inventions notables soient venues accroître
l'apport primitif de Massin. Lui-même analysant la contribution de ses disciples, lors
de l'Exposition de 1889, ne peut retenir
une certaine mélancolie à l'examen de ces
guirlandes de fleurs, de ces traînes de feuillages, de ces diadèmes à dispositions rayonnantes «dont la technique et souvent le
dessin sont identiques dans la main de tous,
après un quart de siècle»; de quantité d'objets,
il pense «qu'ils ne révèlent rien si ce n'est que
l'heure est venue de trouver autre chose»;
mais, ajoute Massin, «mieux que bien on ne
peut faire». N'y a-t-il pas dans cette constatation comme l'aveu d'un terme atteint et d'un
cycle désormais révolu? Quand un art arrive à
la perfection, la difficulté de s'y maintenir le
condamne fatalement à déchoir ou à disparaître. Falize en venait à se demander si, tout
bien réfléchi, quelques fins chatons piqués
dans la coiffure ou suspendus au cou ne
paraient pas mieux une femme que les plus
fins ouvrages, ou encore s'il ne fallait pas préférera cette flore scintillante, au modelé savant,
les types plus simples de jadis, les montures à griffes invisibles et les nœuds «en
papillons» de Gilles Légaré. Les doutes et
les propositions, peu acceptables d'ailleurs,
qu'émet Falize ( i ) ne laissent pas d'être symptomatiques. La vérité est qu'à force d'être répandus, les diamants avaient perdu leur ancien

(i) Gazette des Beaux-Arts, 1889, tome II, page 453 et suivantes.


Bracelet.

Dessin de Pendant.

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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

prestige ; l'évidence trop brutale de leur haut
prix finissait par offusquer comme un signe
d'insupportable morgue. Les parvenus sont
seuls gens à s'accommoder aujourd'hui d'une
parure qui affiche trop cyniquement l'éclat
d'une prospérité récente; ceux qui ont l'accoutumance de la fortune se soucient plutôt de la
celer que d'en faire parade; la beauté leur
paraît le palliatif nécessaire, la meilleure
excuse offerte au luxe. A mesure que l'enrichissement devint moins rapide, la faveur
délaissa une joaillerie qui subordonnait la
fantaisie de l'artiste à la mise en valeur de la
pierre; peu à peu les rôles se trouvèrent intervertis, et en fin de compte l'esprit reprit le pas
sur la matière.

Victoire édifiante et décisive entre toutes!
C'en était fait des lois d'exception et des
défenses caduques qui paralysaient les activités
en restreignant le champ des initiatives. A
quoi bon ces démarcations vaines et ce séparatisme entre les métiers! Plutôt que de se
spécialiser, les techniques ne devaient-elles pas
s'associer et unir leurs ressources en vue du succès? De telles libertés entraînaient une réforme
complète dans l'esthétique de la parure féminine. Un art autonome régénéré allait surgir :
M. René Lalique en fut l'inventeur et le héros
glorieux. On ne saurait rencontrer intelligence
plus ouverte, tempérament plus impressionnable, tact plus averti. L'univers, la vie, les
livres ont meublé sa mémoire et aiguisé la
susceptibilité de ses sens; par une heureuse
revanche de l'idéal, la pensée, partout présente
dans son Å“uvre, atteste une imagination fertile
à miracle et le privilège insolite d'une invention
infailliblement pittoresque et recherchée, malgré son intarissable abondance. Pour M. René
Lalique, la nature est le temple à vivants
piliers où l'homme

... passe à travers des forêts de symboles.

Les choisir, les approprier, tel est le but auquel il vise. La vertu suggestive constitue une des caractéristiques de sa production ; par
cette volonté de signifiance, par cette invite à
la méditation M. René Lalique se rapproche
de M. Emile Galle, et je ne sais non plus que
le maître lorrain pour professer un culte de la
flore aussi fervent et aussi intellectuel ; les
interprétations que M. Lalique en donne, loin
de rien offrir de la roideur formulaire, gardent
un charme ému, attristé ; mais l'artiste n'interroge pas seulement le sol et le ciel, les plantes
et les arbres; la créature humaine, le visage et
le corps féminin «souef et moelleux», savent
encore l'inspirer, et de même la faune chimérique ou réelle. N'est-ce pas dire qu'il fait appel
sans distinction à tous les éléments de décor,
comme l'exige sa conception d'art naturaliste
et visionnaire, infinie comme le rêve et vaste
comme la beauté ? Notez que cet intuitif se
double d'un érudit : ce moderniste affiné s'avère
un curieux informé et documenté à merveille
sur les variations du bijou à travers les âges.
Il n'ignore ni les découvertes des fouilles
égyptiennes, grecques ou étrusques, ni les


Bracelet de manche.

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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

trésors du Moyen Age et de la Renaissance,
ni les créations si particulières de Byzance, du Caucase, de l'Extrême-Orient, voire même
de l'Amérique; mais s'il a puisé quelque enseignement dans le regard de ces exemples, c'est
à la façon des abeilles, qui, selon Montaigne
«pillottent de ça, de là les fleurs et en font
après le miel qui n'est plus ni thym, ni marjolaine». Ainsi, les pièces empruntées d'autrui, il
les transformera et confondra pour faire un
ouvrage tout sien.

Chez M. René Lalique l'accord est exceptionnel entre les facultés du penseur et le souverain
pouvoir de l'exécutant. Loin de proposer comme seule fin à son effort l'enchâssement
des pierres et des perles, il veut étendre le bénéfice de son imagination et de son savoir à
toutes les métamorphoses de la matière opulente. Volontiers il dirait avec Pierre Leroy,
l'ancien garde du métier : «Les orfèvres sont
aussi essentiellement joyailliers qu'ils sont nécessairement orfèvres». Et c'est bien vraiment
un orfèvre, l'orfèvre par excellence que M. René
Lalique, témoin l'ordre si varié de ses ouvrages, témoin encore l'incroyable richesse des
moyens d'expression. Bien en a pris à ceux qui
protestaient naguère contre la division outrancière du travail et préconisaient la pratique
simultanée d'arts divers, au nom de l'unité
de la beauté.

Tous les penseurs sans cherche
Qui finit ou qui commence,
Sculptent le même rocher.
Ce rocher c'est l'art immense.

Michel-Ange, grand vieillard,
En larges blocs qu'il nous jette,
Le fait jaillir au hasard;
Benvenuto nous l’émiette.

Et devant l'art infini
Dont jamais la loi ne change,
La miette de Cellini
Vaut le bloc de Michel-Ange.


Projet de peigne.

Pendant (Dessin).

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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

L'exemple de M. René Lalique ne dément
point le verbe de Victor Hugo. L'orfèvre eût
pu s'instituer à sa guise faiseur de tableaux,
de bustes ou édificateur de monuments, car le
secret de sa maîtrise réside dans le parallélisme
et l'équilibre des dons du coloriste, du plasticien et de l'architecte. Le sens inné de la
structure ne se vérifie-t-il pas à souhait par la
logique avec laquelle s'ordonnance l'ensemble
de toute parure ? (1) La gravité imposante
résulte de la direction des lignes et de la
franche répartition des masses; elles saisissent
de loin avant même que l'analyse minutieuse
permette de discerner et de goûter le charme
du détail. L'ébauchoir à la main, ce «statuaire
du bijou» donne à la glyptique les fiers accents
de la grande sculpture : telle figurine mignonne,
tel médaillon, tel profil, tel bas-relief offrent,
dans leur minusculité, la souplesse du modelé le plus libre, le plus-vivant, le plus
délicat; une branche de rosier, qui agrémente un collier à dix rangs de perles, garde
tout le gras, toute la ductilité de la cire amoureusement pétrie... La diaprure des gemmes, la
patine du métal, l'émail translucide ou peint,
champlevé ou cloisonné constituent une pa 
lette aux mille nuances; M. Lalique en tire
des harmonies rompues qui offrent au regard
la douceur d'une caresse alanguie. Tant de
peines et tant de soins touchent d'autant plus
qu'ils aboutissent à proclamer l'humilité de
la matière devant l'art. Avec M. Lalique, l'intérêt de la pierre se mesure à l'aide que sa
tache ou ses feux peuvent prêter à l'expression
du thème ornemental ; il la contraint à n'intervenir qu'à titre de comparse; elle s'efface
afin de laisser prédominer la monture où l'originalité du génie se donnera librement carrière;
de toutes manières, le haut prix n'est plus rien;
bien mieux, M. Lalique réhabilite des silex
méconnus, délaissés ; en dépit du préjugé, il les
incorpore dans ses compositions, et avec tant
de magie que les plus communs prennent un
prestige inouï. D'où vient si ce n'est que le
souci de la convenance et l'effet décoratif le
préoccupent par-dessus tout. Il entend rendre
au bijou le lustre qu'il avait à l'époque des
beaux portraits que le passé nous a légués,
lorsque le rôle d'un attribut complémentaire
lui était dévolu parmi les ajustements. En ce
temps-là, nul ne se fût avisé d'incriminer son
ampleur rationnellement proportionnée à l'échelle humaine. M. Lalique s'est souvenu de
ce canon, et c'est vraiment pitié d'entendre
taxer à priori de joyaux de vitrine ou de théâtre
les parures les mieux conçues pour s'allier
à la toilette féminine et en rehausser l'éclat.

«Le symbolisme lapidaire des hymnes orphiques, la science précieuse et pédante de
sainte Hildegonde et de Marbot au Livre des
gemmes, la galanterie du père Bozon pour qui
n'est

Pierre précieuse nule si chère
Que vayle a femme,


(1) Voir sur M. Lalique nos articles dans la Revue Encyclopédique, 1896, p. 505 et 1897, p. 571.


Pendant.

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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

«tout cela, estime M. Jules Rais(1), n'est point
assez pour parler comme il faudrait des ouvrages de M. Lalique.» Nous ne nous sommes
pas fait faute d'en signaler la diversité contrastée ; on doit y insister de nouveau; cependant à les vouloir classifier, la pensée, hallucinée comme par un conte des Mille et une
Nuits, s'éblouit et s'égare : ce sont d'abord de
massives argenteries, des coffrets «bossues
d'améthystes», des coupes, des vases, des
théières, des assiettes, des cendriers blasonnés
de chardons, à l'ornementation robuste, au
galbe imposant, à l'aspect parfois médiéval;
puis de menues orfèvreries intimes, flacons,
cassolettes, étuis, miroirs, faces à main, liseuses, tous bibelots d'usage auxquels M. Lalique prête l'attrait de la grâce et de l'esprit,
selon la tradition toute française de ces délicieux enjoliveurs de riens, si nombreux en
France au siècle passé. S'agit-il des bijoux, le

trouble s'accroît encore; il n'en est pas un que
M. Lalique n'ait rénové, depuis l'épingle,
l'agrafe, la boucle, jusqu'à la broche et la
bague, jusqu'au pendant, au collier et au diadème; il en a même restauré d'oubliés
comme ces plaques, ces devants de corsage et
ces «bracelets de manche» qui marquent à
l'évidence le parti de ne point isoler le
joyau, de réaliser son union avec l'entour;
mais où l'embarras atteint à son comble,
c'est lorsque le souvenir erre de l'une à
l'autre des compositions, sollicité par les
images de ce monde fantastique et réel où le
visage s'auréole de chevelures ondoyantes et
fleuries, où le corps voile et dévoile capricieusement sa souple nudité, où l'être humain se mue
en insecte, en feuillage, tandis que plus loin
les chauves-souris volètent parmi des étoiles de
diamant, que les serpents crispés vomissent de
leurs gueules béantes des torrents de pierreries, que les cygnes glissent en silence sur
l'émail des eaux, tandis que la plus humble
plante montre une splendeur infinie digne de
la parole du Christ : Je vous assure que Salomon, même dans toute sa gloire, n'a jamais
été vêtu comme aucune
d'elles.

Le génie descriptif d'un
Théophile Gautier, d'un
Leconte de Lisle, ou d'Edmond de Concourt, «ce
graveur sur pierre fine de
la prose», se fût échauffé
au spectacle d'une telle
féerie. Un des plus sensitifs stylistes de ce temps
n'a pas résisté à l'envie de
donner la paraphrase littéraire de ces merveilles.
Écoutez M. Jean Lorrain
s'extasier devant la vitrine
des peignes au Salon de
1898 (2). «Neuf peignes
énormes, invraisemblables
de dimensions... que se
disputeront demain tous
les amateurs de Londres
et de Saint-Pétersbourg,
huit d'écaillé et un d'ivoire. Trois surtout me requièrent, le peigne aux
paons, le peigne au poisson et le peigne aux

(1) L’Image, juillet 1897.

(2) Le journal, 22 mai 1898. Voir aussi l'article précédemment
consacré à M. Lalique par M. Jean Lorrain (Raitif delà Bretonne) dans le numéro du Journal du 30 septembre 1897.


Dessin de pendant.

Dessin de bague (développé).

Dessin de pendant.

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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

trois grâces : un vrai motif de bas relief pompéien, trois figurines, on dirait en bronze vert,
intercalées dans les arabesques en vieil or
d'un peigne d'impératrice. Dans le peigne
aux paons, les queues ocellées des deux oiseaux de Junon s'irradient et s'éploient,
l'une en émail bleu et l'autre en or vert sur
une rosace en lazulite; les deux oiseaux sont
de profil et leurs queues métallisées traînent
en relief sur l'ambre clair du peigne. Dans
le peigne au poisson, tout en écaille, c'est
une découpure de la matière même qui
fournit le motif d'ornementation; l'animal
se cambre, se tord dans la transparence
blonde de l'écaillé que les laques vitrifient
et c'est toute la vie glauque de l'eau figée
dans la matière d'un peigne.» Pourquoi M.J.-K.
Huysmans ne s'est-il pas distrait à définir, de
son côté, ces piquets de fleurs orfèvrées, (dont la
perfection laisse si loin derrière elle les essais de
Tiffany) (1), et qui n'eussent point déparé, par
leur exotisme étrange, les serres de des Esseintes? Mais ce serait faire tort à M. Lalique que de
confisquer sa gloire au profit des seules lettres.
Il ne lui a manqué ni l'hommage d'un encyclopédiste et d'un érudit comme M. Emile Molinier, ni les applaudissements enviables, entre
tous, de ses pairs. Chacun se rappelle avec
quelle magnificence M. Henri Vever s'est acquitté ici-même envers lui (2), et on aime à relire, dans la Galette des Beaux-Arts de 1897,
la page ou M. Emile Galle, après avoir
loué «une synthèse impérieuse avant tout
occupée d'assurer la marche de la personnalité vers la conquête du caractère», salue en
M. Lalique «le plus incontestable vainqueur
en Beaux-Arts au Palais de l'Industrie» (3).

S'il était besoin d'établir par une preuve
nouvelle le rang primordial de l'Å“uvre, on
le trouverait dans la suprématie de
son action qui a prédominé à l'étranger
comme en France, sur la bijouterie
de prix comme sur la bijouterie en faux.
Un style date vraiment de M. René Lalique. Je n'ignore aucune des objections élevées contre lui et plutôt m'en réjouis. C'est
une constante, une nécessaire aventure
de voir traiter le nouveau de bizarre,
et l'initiative de folie. Les accusations
«d'excentricité» n'ont pas cessé d'être
portées, ce siècle durant, contre nos
plus purs génies et nos plus immortels
chefs-d'Å“uvre. Comment auraient-elles
épargné M. Lalique puisqu'en reculant
les limites de son art, il en a fatalement modifié
les lois?

(1) Comparez, par exemple, le Pavot (par M. Lalique) qui se
voit au Musée du Luxembourg, à la fleur d or entaillée (par
Tiffany) reproduite par M. Falize dans l'article précité de la Gazette des Beaux-Arts.

(2) Les Bijoux aux Salons de 1898, par Henri Vever, 1898,
p. 169 et suiv.

(3) «Son bijou, s'il n'a pas encore les vertus de l'idéal joyau
que d'aucuns rêvent, possède au moins toutes qualités requises :
élégance du crayon, sobriété dans la prodigalité, quasi impeccabilité du tact, joliesses des métiers, virtuosité amoureuse, talentueuse passion des matériaux aimables, entente des colorations,
sens des exquises musiques... Que le jeune maître Lalique,
attiré par sa curiosité des vivantes joailleries, laisse son instinct
d'interroger la nature, aller jusqu'à se retirer en solitude. Les
communions respectueuses méritent le coup de la grâce... Songez,
vous qui forgez l'or, que ces effigies sont presque inaltérables ;
le feu même de la conception les épargne et les restitue
parfois comme des témoins sacrés des horreurs du bûcher et du
sépulcre. Nos descendants vous demanderont, joailliers du
XXe siècle, quelles parcelles des âmes ancestrales vous aurez su
livrer à ces mystérieux confidents.» (Gazette des Beaux-Arts,
1897, 2e semestre, p. 248 et suiv.)


Devant de collier.

Projet de pendant.

Art et Décoration  Volume VI    Page: 22
 
Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique By Roger Marx
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Les Maitres Décorateurs Français. René Lalique

Quand la critique cherche à découvrir
l'ascendance de cet orfèvre-poète spontané
et savant, exquis et subtil, elle ne trouve à l'affilier qu'au vieux Froment-Meurice; encore
M. Lalique l'emporte-t-il de beaucoup,
par la variété des dons, par la compétence
technique, par une inspiration plus riche,
plus humaine, plus attendrie ; mais tous deux
reflètent bien leur époque, celui-ci incarnant
l'esprit même du romantisme, l'autre vibrant
à l'unisson de l'âme moderne, éprise tout
ensemble de vérité et de songe. Aussi les
joyaux de M. René Lalique ne serviront-ils pas au seul enchantement des générations
présentes; une mission édifiante, plus durable
et plus haute leur est promise ; la franche originalité, dont plus d'un s'étonne ou s'irrite
aujourd'hui, a marqué par avance leur place
dans la galerie d'Apollon. Pas plus que l'Histoire, l'Art ne se recommence.


ROGER MARX.


Cendrier.